Profession : Zabaleen
Le fil ténu de l’émancipation Ashraf Khalil, au Caire | |
Un atelier de tissage devenu autogéré. | Dans les «villages-décharges» de la capitale égyptienne, une association attire les adolescentes avec la promesse d’un revenu, puis les alphabétise et les émancipe. L’astuce consiste à leur faire passer la porte de l’Association pour la protection de l’environnement (APE) du Caire. Alors commence l’apprentissage et le changement social. Depuis plus de 10 ans, l’APE œuvre pour l’amélioration des conditions de vie des adolescentes et des jeunes femmes qui vivent du ramassage des ordures à la périphérie de la capitale égyptiennne. A l’origine, le projet de l’APE était clairement pédagogique: offrir des cours d’alphabétisation et permettre une relative autonomie sociale à des jeunes filles qui en étaient privées. Son originalité — et, d’après ses créateurs, la clé de son succès — réside dans la façon peu orthodoxe dont il atteint ses objectifs. L’APE propose aux adolescentes d’améliorer le quotidien de leur famille en tissant de petits tapis et des tapisseries avec des chiffons. Les candidates apprennent du même coup, presque malgré elles, l’alphabet, l’hygiène, la puériculture et l’autosuffisance. «Elles viennent ici pour se faire de l’argent et elles apprennent sans s’en rendre compte, explique Samara Abu Seif, une bénévole attachée de longue date au projet. Ce programme fonctionne bien parce qu’il prend appui sur des activités qui sont familières aux adolescentes; il ne s’agit pas de cours imposés par des étrangers bien intentionnés.» La vie dans les bidonvilles de chiffonniers (voir encadré) offre peu de perspectives sociales aux femmes. Ce sont les hommes (pères et fils) qui gèrent les tournées de ramassage. Les mères et leurs filles trient manuellement les ordures. Les petites filles peuvent accompagner leurs pères en tournée jusqu’à ce qu’elles soient pubères. Après, la coutume leur impose de rester à la maison pour protéger l’honneur familial. Les familles qui peuvent se permettre de scolariser leurs enfants envoient d’abord les garçons à l’école. On marie les filles très jeunes (15 ans, voire moins), le plus souvent sans leur demander leur avis, et on attend d’elles qu’elles mettent au monde des enfants sans tarder. «Il est très difficile d’aider les très jeunes filles à s’autonomiser parce qu’elles ne sont pas habituées à dire “non” ou à agir selon leur propre intérêt», déplore Shadia Iskander, une bénévole de l’APE. Cet organisme avait déjà monté, dans les villages-décharges, un programme visant à utiliser le fumier des porcheries pour le transformer en compost. En concevant leur projet «Tissage et éducation», les responsables de l’APE ont misé sur la carotte et le bâton. «Quand une jeune fille rapporte de l’argent à la maison, elle est valorisée et gagne le droit d’avoir son mot à dire sur sa propre vie», résume S. Abu Seif. Les premières candidates ont été recrutées parmi les diplômées (non mariées et sans enfants) d’une l’école d’alphabétisation dépendant d’une église, ainsi que dans la rue, parmi les adolescentes occupées à trier les ordures, dans le bidonville de Mokattam. Certaines mères hésitaient à laisser leurs filles participer à ce mystérieux programme, mais les organisateurs ont fait valoir qu’elles allaient rapporter à la maison 40 livres égyptienne (12 dollars) par mois et que la souplesse de l’emploi du temps permettrait aux adolescentes de continuer à trier les ordures chez elles. «Au début, nous avons eu beaucoup de mal à convaincre les familles de laisser leurs filles venir à nous, se souvient S. Abu Seif. Maintenant, nous avons une liste d’attente.» Dès leur inscription, les jeunes filles apprennent l’importance de l’hygiène personnelle et découvrent la fierté que l’on éprouve à soigner son apparence. «D’emblée, nous leur disons: “Venez propres tous les jours. Tisser un tapis propre signifie arriver avec des vêtements propres et travailler dans un environnement propre”», explique S. Abu Seif. Patience et discipline Le simple apprentissage du tissage des chiffons (des chutes données par les usines de vêtements) exige de l’initiative et de l’indépendance d’esprit. Travailler sur le métier requiert patience et discipline. Les personnes chargées du contrôle de la qualité déduisent de la paye des jeunes filles les travaux mal faits, ce qui les incite à acquérir le souci de la précision et du détail. Le simple fait de choisir la couleur de leurs chiffons stimule en elles, peut-être pour la première fois, une certaine forme de créativité. L’une des conceptrices du projet, Leila Iskander Kamel, a noté que la manipulation des ciseaux pour couper les chiffons préparait à la bonne tenue d’un crayon, pour l’apprentissage de l’écriture. Les cours d’alphabétisation et d’arithmétique sont facultatifs, mais les organisateurs du programme savent comment motiver les filles pour qu’elles y assistent. «On leur demande de mesurer 80 cm de tissu. Elles ignorent ce que représente cette mesure. Alors on leur dit: Vous le saurez en assistant au cours», rapporte S. Abu Seif. Et pour toucher leur paye, elles doivent signer le registre. Si elles en sont incapables, on leur propose aussitôt de le leur apprendre. Tous les prétextes sont bons pour trouver des motivations financières à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Les ventes de tapis organisées dans les hôtels chics ou les jardins privés sont des événements à ne pas manquer aux yeux des jeunes filles. Celles qui ne savent pas lire les listes de prix ne peuvent pas tenir les stands. Elles ratent donc une sortie. Savoir lire et écrire, ou du moins, savoir lire les chiffres, devient un but assorti d’une récompense tangible. Et les tapis avec des lettres tissées se vendent plus cher que les autres dans les hôtels et les bazars pour touristes. Les filles reçoivent un bonus pour chaque lettre tracée — deux livres égyptiennes par lettre anglaise, trois par lettre arabe (plus difficile). Recul de l’excision Pendant les cours d’hygiène, le délicat problème de l’excision est abordé. On souligne aussi l’importance d’attendre au moins 17 ou 18 ans avant de songer à la maternité. En 10 ans, l’APE a formé plus de 700 adolescentes, dont environ un quart est capable de lire et écrire couramment. Une étude auprès des lauréates du programme révèle, selon Leila Kamel, des changements importants dans leurs comportement sociaux: 64% des femmes mariées disent pratiquer le contrôle des naissances et 70% des adolescentes célibataires affirment qu’elles n’exciseront pas leurs filles. Le programme initial s’est enrichi. Au tissage de tapis, s’ajoutent maintenant un programme de couvertures piquées en patchwork pour les femmes mariées et une opération de recyclage du papier. Changer les mentalités Signe flagrant de succès: l’école de tissage, devenue autonome, est dirigée presque entièrement par une équipe de lauréates du programme. Les bénévoles de l’APE y passent deux fois par semaine mais la gestion au quotidien est le fait d’anciennes élèves. L’une d’entre elles, Yvonne Azer, mesure le chemin parcouru: «On est toutes nées dans les ordures. Aucune d’entre nous n’allait à l’école. Souvent, on n’était jamais sorties de notre quartier avant de s’inscrire au programme.» Samia Wadia, membre du personnel de l’APE ne savait ni lire ni écrire lorsqu’elle s’est inscrite. Elle envisage maintenant de faire des études de commerce. L’APE est consciente que changer la mentalité des adolescentes de Mokattam ne suffit pas. Certaines d’entre elles se heurtent à leurs parents lorsqu’elles soumettent leurs «nouvelles idées». L’APE veille donc à ce que les familles soient impliquées... par le biais d’incitations financières. Des fonds sont parfois collectés pour «permettre» à des adolescentes d’attendre jusqu’à 18 ans avant d’avoir un enfant. «Même si on ne change pas le sort de l’adolescente dans sa famille, estime Yvonne Azer, on sait que, quand elle se mariera, elle apportera ses idées nouvelles dans son foyer et qu’elle les transmettra à la génération future». |
Le Courrier de l'UNESCO |